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D’une traite. Steve McQueen aura lu l’histoire de Solomon Northup d’une traite, les mains tremblantes. Et une fois le livre fini, ce constat : « Je n’arrivais pas à croire que je n’avais jamais entendu parler de ce livre. Pour moi, ce récit était aussi essentiel à l’histoire américaine que le Journal d’Anne Franck à l’histoire européenne. C’est un honneur et un privilège que de le donner à voir au public »12 Years a Slave (et le livre dont il est inspiré) raconte l’histoire de Northup, un homme libre vivant à New York, capturé et vendu comme esclave – un asservissement dont il mettra 12 ans à se libérer. On ressort du film de McQueen stupéfait. Scotché. Par la violence viscérale du film et de ce qu’il raconte. Mais aussi par la surprise de découvrir une histoire aussi forte, aussi chargée. Comment un récit si édifiant a-t-il pu rester caché aussi longtemps ?Le passeur ParksContrairement à ce qu’il laisse entendre, Steve McQueen n’est pas le premier à avoir adapté cette histoire. En 1984, Gordon Parks réalisait sa version du livre pour la chaîne PBS. Half Slave Half Free (ou Solomon Northup Odyssey dans son intitulé original) est un téléfilm d’une heure qui adapte une partie de l’autobiographie de Solomon Northup. On a longtemps réduit sa carrière à Shaft, mais Gordon Parks est un géant de la culture US. Né en 1912 et mort en 2006, cet autodidacte s’exprima aussi bien en images qu’en mots, en photographies (pour le magazine Life), en films et en poèmes, avec toujours une même ambition : montrer la misère, escorter l’actualité brûlante de la rue, raconter la condition des Noirs, dévoiler ce qui était caché derrière les portes de l’Amérique bornée par la ségrégation. Parks était donc d’abord un passeur, mieux, un témoin - de la pauvreté et de l’esclavage moderne. Du coup, ce n’est pas étonnant de le voir, au milieu des 80’s, s’atteler à l’adaptation de ce récit. Produit pour la télé publique américaine, Solomon Northup Odyssey a été diffusé sur American Playhouse.Immersion Vs témoignageAdaptés d’un même récit, puisant donc à la même source, les deux films n’ont pourtant pas grand chose à voir. 12 Years a Slave est un film impressionnant, un geste de cinéma qui relève du tour de force esthétique tout en abordant de front une histoire jusqu’ici mal filmée : l’esclavagisme yankee. Taillé sur l’imaginaire 2014, le film est une claque physique et sensorielle et réussit à malaxer les obsessions du réalisateur et la vérité historique. Beauté, vérité, engagement, colère, un soupçon de hype mais avec ce qu’il faut de violence et de brutalité pour ne jamais sentir l’artificiel. Au fond, comme dans Hunger, après deux heures de souffrance hardcore en plein bayou, on a l’impression saisissante d’avoir été, à notre tour, privé de liberté pour devenir un esclave bafoué, sadisé et humilié. Quand au début du film, Northup est enfermé dans une cave de Washington, 12 Years se referme avec la brutalité d’une porte d’airain sur son spectateur : c’est dans l’expérience sensible que McQueen épouse sa (bonne) cause et qu’il va nous plonger. Le film de Gordon Parks est diamétralement opposé. Half Slave Half Free ne se veut pas immersion, mais est d’abord un témoignage littéral, moral, à valeur historique. Ici, la vision de l’esclavage est souvent réduite à ses conditions socio-économiques ; Parks insiste sur les origines sociales de ses planteurs par exemple et s’embarrasse finalement moins de considérations esthétiques ou affectives.Sensibiliser plutôt que disséquerEvidemment, le budget du téléfilm de Parks n’a rien à voir avec celui de McQueen. Les décors sont en carton. Pire : les acteurs ne sont pas tous très justes et la durée (à peine 1 heure) ne permet pas au film d’avoir l’ampleur ou l’ambition de 12 Years a Slave. Pourtant au-delà de la production, là où McQueen cherche la viscéralité, le choc et violence, la version de Parks est plus lyrique et plus dialectique. On voit peu de violence à l’écran, Parks privilégie le dialogue et utilise clairement moins d’effets cinéma que McQueen. Et c’est au fond le plus surprenant : en voyant les deux versions, on découvre parfois les mêmes scènes, mais traitée de manière différente. McQueen raconte le parcours mental d’un Noir libre, intégré, qui s’en voudrait tellement d’être libre qu’il lui faudrait passer par une odyssée de souffrance, le désir de plaire aux maîtres et le besoin de survivre coûte que coûte avant de pouvoir retrouver sa liberté. Parks cherche au contraire à montrer. Raconter la dureté de l’esclavage, la tyrannie des Blancs et la quête éperdue de la dignité (avant même la liberté). Là où Steve McQueen travaille sur l’identification du spectateur (dans l’intro de la réédition du livre, il va jusqu'à dire : « je voudrais que n’importe quel spectateur puisse s’identifier à Solomon »), Parks édifie. Sensibiliser plutôt que disséquer un malaise. Quitte à s’éloigner du roman ou modifier la portée des scènes.Traduttore, TradittoreDans un passage clé du récit, Solomon est forcé par son maître de fouetter Patsey, esclave d’une rare beauté. Dans le livre de Northup, on comprend à demi-mot que Epps, le propriétaire, couche avec elle et qu’il la bat régulièrement quand elle refuse ses avances ou quand sa femme lui demande de la punir par jalousie. 
Dans 12 Years a Slave, la scène est clairement le climax de l’odyssée déshumanisante du héros. Sous le canon d’un revolver, Northup fouette jusqu’au sang Patsey et devient une bête, un animal. Chaque coup est une vengeance, chaque lacération devient la manifestation de sa haine de soi et de sa condition. Une séquence d’une violence inouïe qui fait mal, où le processus d’identification du spectateur est total. Parks prend un tout autre parti. Lorsque Solomon est sommé de fouetter l’autre esclave, il rentre dans une cabane en bois et mime l’action – l’autre esclave se contentant de crier pour donner le change… Parks ne montre jamais la dégradation de son personnage principal, mais uniquement ce qu’on l’oblige à faire.« Raconte-leur comment on vit ; dis-leur que tu as vu l’enfer »Au-delà des différences esthétiques, c’est finalement la vraie fracture (idéologique) entre les deux films. « Raconte-leur comment on vit » : c’est ce que crie un vieil esclave à la fin de Half Slave Half Free quand Solomon repart libre. Et c’est l’objectif que s’est fixé Gordon Parks. Donner à voir… Lorsque son héros regagne sa liberté, Parks filme les visages des esclaves qui le regardent s’éloigner, affirmant par là que la tragédie de Solomon est peut-être finie, mais que celle de l’esclavage continue. Cela ne se fait pas sans une certaine sentimentalité (les scènes du début entre Solomon et sa femme) et une relative pudeur face à la violence. Contrairement à la noirceur doloriste du film de McQueen, Parks dresse un constat, s’engage et fait œuvre mémorielle, mais en « douceur ». C’est évident dans la description de Epps, le pire esclavagiste de l’histoire de Northup. Chez McQueen, il s’agit d’un salopard qui éructe des « niggers » en bavant, fouette ses esclaves à se faire péter les veines. Un homme à moitié fou, drivé par sa haine, sa bite et l’alcool qui devient l’incarnation diabolique de l’aristocratie sudiste. Chez Parks, Epps est un homme moins dingue que socialement frustré, qui rejette son humiliation sur les Noirs de sa plantation… Dans 12 Years a Slave il est joué avec une furie satanique (qui rejoint la description du roman de Northup qui décrit ses « demoniac exhibitions ») par Michael Fassbender alors que c’est John Saxon qui lui prête ses traits plus tempérés chez Parks.Au fond ces deux traitements du même salaud montrent les ambitions différentes de deux films à voir en miroir.Gaël GolhenLa deuxième partie de Half Slave Half Free est visible en ligne12 Years a Slave de Steve McQueen sort le 22 janvier dans les salles