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Il y a 20 ans, une petite blonde boulotte (rappelez-vous) tuait son premier démon dans un tronçon de cimetière construit sans autorisation sur le parking des studios Warner… De là découlent une myriade de drames personnels vécus à l’ombre du « Scooby Gang », et peut-être les plus belles années télé de nos vies.

Le Festival Séries Mania rendra hommage à Buffy contre les vampires dans sa séction Séries Mania Culte. A cette occasion, une grande conférence "Buffy, décryptage d'un classique", animée par Sandra Laugier (professeure de philosophie, Paris-Sorbonne) et Carole Milleliri (rédactrice en chef de Clap!) sera organisé le samedi 22 avril prochain à 16h30 au Forum des images.

Retour sur Buffy contre les vampires, la série qui a rendu accroc aux séries. S’il nous fallait une raison supplémentaire de ressentir le petit coup de vieux de la quarantaine, pas besoin de chercher plus loin. En mars 1997, Buffy the Vampire Slayer débutait sur la WB en série remplaçante de demi-saison (c’est dire si la chaîne y croyait), ce qui signifie, sauf erreur de calcul, que la Tueuse de ‘la trilogie du Samedi’ a aujourd’hui vingt ans tout rond et, toujours selon la logique d’Archimède, qu’on en a facilement le double. Les maths sont simples, à vrai dire. C’est la réalité qui est compliquée. Et ça, on l’a appris dans Buffy

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Depuis son baissé de rideau en 2003 à l’issue de la septième saison, de nombreux essais d’académiciens se sont penchés sur le cadavre de la série, décortiquant ses thèmes, son importance socio-culturelle, expliquant sur des chapitres entiers combien elle avait vu juste sur « le laborieux miracle de la vie post-moderne » ou sur « la convergence accélérée des Mythes dans la pop culture du 21 ème siècle ». Aux Etats-Unis, vous pouvez vous abonner à une série de conférences annuelles dédiées à la politique des sexes dans Buffy, qui, nous dit-on, « utilise le rempart du féminisme contre la hiérarchie des genres ». Il existe même des cursus universitaires appelés "Buffy Studies", où les aventures de la blonde de Sunnydale servent de base de réflexion philosophique à une étude comparée entre Subjectivité et Réalité… Certes, ça peut paraître excessif pour une série d’horreur/comédie dont l’héroïne, une ado californienne apparemment écervelée, combat les forces des ténèbres avec ses camarades de lycée à coups de magie, de super pouvoirs et de vannes bien envoyées. Mais c’est toujours comme ça avec Buffy : on commence d’abord par la sous-estimer et, seulement après, on comprend ce qu’elle a dans le ventre. En France, malgré son succès en première diffusion sur M6, l’image de la série en est restée à cette première impression de programme pour gamins, de Scooby-Doo live, référence pop que Buffy arborait elle-même avec fierté, donnant à son petit groupe de misfits le patronyme de « Scooby Gang » (plus tard, Sarah Michelle Gellar enfoncera le clou en jouant dans deux films Scooby-Doo). L’industrie, elle aussi, a beaucoup sous-estimé Buffy.

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À voir aujourd’hui le retentissement de la série, et l’engouement qu’elle continue de susciter, treize ans après son clap de fin, on pourrait croire que le succès a toujours été de son côté. Au contraire : plafonnant à moins de 5 millions spectateurs sur WB (puis UPN), fabriquée pour trois francs six sous (un Buffy coûtait la moitié d’un X Files), mal vue par les Emmy Awards parce que trop « fantasy », Buffy était ce petit truc de niche ado qui ne devait sa survie qu’à l’enthousiasme des fans. Chaque année, elle tremblait sous le couperet de l’annulation, l’équipe créative redoublant d’ingéniosité pour imaginer des fins de saisons qui puissent doublonner en fins de série. Ce n’est qu’après la diff’, avec les ventes DVD et les droits de retransmission, que le studio a réalisé ce qu’il avait entre les mains. « Dès qu’elle n’a plus été à l’antenne, ils ont commencé à faire beaucoup d’argent avec la série », résume aujourd’hui son créateur Joss Whedon. Mais ce statut d’underdog, de survivante perpétuelle, lui allait comme un gant. Les difficultés que la production rencontrait faisaient écho aux épreuves et tribulations de sa jeune héroïne aliénée, malmenée, envoyée au tapis, remise sur pieds, et ré-envoyée au tapis. L’erreur qui consiste à ne pas prendre Buffy au sérieux est d’ailleurs raccord avec le pitch initial. L’image première de Buffy contre les vampires est celle d’une victime de film d’horreur lambda (une femme, blonde) qui, sans qu’on   y attende, se retourne sur son agresseur démon et le réduit en poussière en se coupant un ongle. Une série « opprimée », sur des héros opprimés, à destination de tous ceux qui se sont sentis un jour opprimés, même par une journée de merde. Une parfaite géométrie de l’adversité. 

Forcément, ça tisse des liens. À la vie, à la mort. Buffy avait le chic pour communiquer au spectateur l’idée du temps qui passe, pour l’immerger dans un monde, comme le nôtre, où chaque action a une conséquence - là où la plupart des séries de l’époque cultivait la bonne vieille règle du statu quo. Si le lycée de Sunnydale était détruit, on pouvait contempler ses ruines dans les épisodes suivants et ça, tous ceux qui ont regardé la série en direct l’ont ressenti. On avait l’intuition de grandir et d’évoluer en même temps que les personnages, et ce n’était pas seulement dû à la clarté et au génie de la métaphore lycéenne (le désir sexuel incarné par les vampires, la puberté par les loups-garous… les démons de l’adolescence manifestés !), mais à un choix de production délibéré de la part de Joss Whedon. Téléphage snob, élevé par deux générations de scénaristes, il voulait en finir avec ce qu’il appelle la « Reset TV », proéminente dans les séries de flics, de médecins ou d’avocats : ce principe d’amnésie qui consiste à effacer d’un épisode à l’autre la mémoire des personnages principaux et à tout reprendre depuis le début (aussi appelé « syndrome Dana Scully »). Buffy The Vampire Slayer introduit en 1997 les arcs dramatiques courant sur une saison entière, jusqu’ici chasse réservée du soap opera, n’hésitant pas à se la jouer biblique, à tuer ses héros et à sacrifier une part de son innocence au fil des épisodes. Deux ans avant le lancement des Soprano sur HBO, quand la révolution des séries câblées n’avait pas encore commencé…

Les enjeux étaient plus forts, l’identification était plus forte, et Buffy s’est vue pousser des ailes, brisant certains tabous télévisuels (les scènes d’amour lesbiennes entre Willow et Tara), bougeant les meubles, repoussant les limites du format, expérimentant avec des épisodes sans paroles (« Hush »), en musique (« Once More With Feeling ») ou purement contemplatifs (« The Body »)… Si vous vous intéressiez aux séries télé, et pour beaucoup d’entre nous c’est vraiment là que ça a commencé, Buffy se faisait un plaisir de vous emmener en coulisses. Elle ne se regardait pas de manière passive ; Elle vous obligeait à vous intéresser à ce qui se trame derrière la narration. Elle vous expliquait en gros ce qu’était la télévision (de la radio avec des visages, du divertissement bon marché), et vous démontrait ce qu’elle avait prévu d’en faire : un laboratoire, un moyen d’expression visuel, un champ de mines émotionnel, une cavalcade épique de larmes, de sueur et de sang. Et si vous aviez la chance à l’époque d’avoir l’âge des personnages, essayant, comme eux, de déchiffrer le monde qui vous entoure, certains épisodes ne pouvaient se vivre autrement que comme d’intenses déflagrations. Comme il se doit, le sexe était l’une des préoccupations principales de la série. L’auteur de cet article, par exemple, n’a pas honte d’avouer l’importance que revêt Buffy dans sa propre découverte de la, hum, luxure. Et si l’appétit sexuel de la Tueuse peut contribuer à « décoincer » (l’emploi des guillemets est utile) un petit blanc hétéro sans histoires du Val de Marne, imaginez un peu les ravages au niveau planétaire.

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Mais peut-on regarder en arrière ? Peut-on vraiment revoir Buffy aujourd’hui ? A-t- elle survécu à son héritage, à la horde de vampires plagiaires (de Twilight à True Blood) qui lui ont succédé, et à toutes ces femmes guerrières et combatives qui, dans son sillage, ont pris les rênes de la pop culture (Katniss, Daenerys, Lisbeth) ? La réponse est oui, sans surprise, même si le format 4/3 d’origine, au grand désespoir de Whedon, a été remplacé sur les copies existantes par un faux widescreen qui rogne sur les coins de l’image. La série a beaucoup a mieux vieilli que d’autres artefacts 90’s tels que X Files ou Urgences, ne serait-ce que parce que son humour référentiel et sa mythologie super-héroïque sont devenus le
langage naturel du Hollywood contemporain, comme on peut le voir avec les films Marvel, dont Whedon, réalisateur d’Avengers 1 et 2, fait figure de maître architecte. Surtout, Buffy garde après toutes ces années une grande cohérence visuelle et un charme 90’s fou, probablement dû au fait qu’elle est l’un des rares trésors qui nous vient des 90’s. L’excès de cheveux et les pulls à rayures ajoutent au plaisir des retrouvailles, et des sommets de mise en scène et de stylisation tels que « Hush » ou « The Body » restent très hauts placés au hit parade des plus belles heures de la télévision américaine… Aujourd’hui, bien sûr, tout a changé.

Les caméras sont sorties de leur socle, la production a quadruplé et les séries sont devenues archi-conscientes d’elles-mêmes - de leur pouvoir de réflexion et d’immersion. Mais l’esprit de Buffy continue de flotter sur les opérations, d’exister dans les interstices de la machine, et dans le cœur des fans de la première heure. D’ailleurs, on sent comme un petit vent de résurrection à l’horizon. Pas vous ?