The French Dispatch
Searchlight Pictures

Aidé par un all-star cast impressionnant, Wes Anderson livre une réflexion sophistiquée mais inégale sur l’art de raconter des histoires.

L’idée qui préside à The French Dispatch est assez géniale : pour raconter les heures de gloire d’un journal franco-américain fictif, « The French Dispatch » (« La Dépêche de France »), lointainement inspiré du célèbre New Yorker, Wes Anderson a imaginé un film qui se regarderait comme on feuillette les pages d’un magazine. Un long-métrage dont le "sommaire", si l'on peut dire, est composé de trois longs articles, d’une rubrique touristique narrée par Owen Wilson, et d’une notice nécrologique – celle du rédac’ chef du journal lui-même (Bill Murray). Exposé dans les premières minutes du film, le concept paraît potentiellement vertigineux, en tout cas d’une poésie folle. Quelque chose comme la promesse d’un film-concept qui relirait au carré le sous-genre du « film de journalistes ».

A l’arrivée, The French Dispatch, malgré sa sophistication narrative, est en réalité assez loin d’un dédale théorique à la Charlie Kaufman, et épouse la forme plus convenue d’un film à sketchs, composé de trois segments inégaux. Trois films dans le film qui sont autant de variations sur les images d’Epinal de la France tel que la fantasme Wes Anderson, Texan établi à Paris, mettant ici en scène des personnages de plumitifs ayant quitté le Kansas pour poser leurs valises dans la ville d’Ennui-sur-Blasé (un mélange entre Paris et une ville de province qui serait restée figée dans les Trente Glorieuses).

Il y a, d’abord, une love story tumultueuse entre un peintre fou joué par Benicio Del Toro et sa muse incarnée par Léa Seydoux ; puis une relecture fantaisiste de Mai 68 montrée comme une révolte d’enfants grognons (le segment le plus faible) ; et enfin un mini-film policier autour d’un flic gastronome. Trois manières pour Anderson de s’amuser avec les mythologies françaises (les artistes torturés, la passion de la politique, la bouffe), et ses propres sources d’inspiration, de Tati à la Nouvelle Vague, avec un petit détour par la Belgique de la ligne claire. Trois façons, surtout, de réfléchir à l’écriture journalistique, au plaisir de raconter des histoires et, parfois, de se perdre dedans, à force de rajouter des détails, des parenthèses (qui abondent, de façon presque délirante, dans les sous-titres du film), des incises, des notes de bas de page, de la même façon que Wes Anderson se perd parfois dans la construction de ses mondes miniatures et dans sa propre écriture filmique, tellement unique au monde qu’elle frôle constamment l’autarcie et l’hermétisme.

Formellement, le film prolonge jusqu’au vertige et à un sentiment de saturation totale les effets d’empilements et de folie compilatoire mis en place dans le cinéma d’Anderson depuis The Grand Budapest Hotel. Plus il y a de monde au générique de ses films (et sur ce plan-là, The French Dispatch est une pure folie), plus les films apparaissent millimétrés, verrouillés, cadenassées. Le degré d’imagination et de sophistication visuelle atteint ici est proprement époustouflant, mais finit aussi, presque systématiquement, par étouffer l’émotion. On a depuis longtemps le sentiment que Wes Anderson ne retrouvera jamais la puissance émotionnelle d’un film comme La Famille Tenenbaum. Mais la grande question est plutôt : le veut-il vraiment ? La consigne placardée dans le bureau de Bill Murray (« No Crying » – « Interdit de pleurer ») est un indice sur une forme de froideur et de distance que s’impose aujourd’hui le cinéaste.

Pourtant, impossible de ne pas remarquer que The French Dispatch, aussi disjoint et inégal qu’il est, regorge de quelques-unes des trouvailles visuelles, des gags et des fulgurances les plus charmantes de son auteur : Del Toro et Seydoux sont ensemble d’un érotisme affolant, les plans de Timothée Chalamet en révolutionnaire échevelé superbement iconiques, le plaisir du défilé des gueules connues est suprême (Tiens, Edward Norton ! Ouais, Henry Winkler ! Oh, Félix Moati !) et la description des idiosyncrasies du petit monde journalistique (il y a celui qui hante les couloirs du journal depuis 30 ans mais n’a jamais rendu un seul article, cet autre qui peut réciter par cœur tous ses papiers…) vraiment marrante.

Le tout est mû par un amour visiblement très sincère pour l’art du journalisme littéraire – décrit ici comme un monde englouti, et peut-être même en partie imaginaire, où l’on pouvait méditer collectivement pendant des heures à la tournure d’une phrase. Et où l’on n’aurait jamais publié un article (même une critique de film écrite dans le rush du Festival de Cannes) sans une chute digne de ce nom.

The French Dispatch, de Wes Anderson, avec Bill Murray, Léa Seydoux, Timothée Chalamet… En salles le 27 octobre.